Sait-on encore débattre aujourd’hui ? | Partie 3/3

Sait-on encore débattre aujourd’hui ? C’est la question que se sont posée les mouvements d’Action catholique réunis à Paris pour une journée de formation nationale. En trois étapes progressives, les participants ont pu, soutenus par les apports particulièrement stimulants du théologien Jean-Yves Baziou, changer de regard sur les conditions mais aussi les tenants et aboutissants du dialogue au sein de leurs mouvements, de l’Église et de la société.

Aujourd’hui, comment (p)oser une parole chrétienne dans l’événement, pour reprendre les termes de l’ouvrage de Jean-Yves Baziou 1.

Faire société en parlant ensemble

Le dialogue représente une expérience sociale. Le dialogue est en effet fécond sur le plan de la vie sociale. Tout d’abord il permet de produire du sens. Il n’est pas seulement un moyen, un véhicule pour transmettre un savoir ou des informations mais il produit une intelligence, une compréhension des choses. Car c’est à travers le débat, l’interaction ou la confrontation qu’on accède à une vérité plus profonde des choses. Comprendre est ainsi échanger, opposer, faire communiquer nos paroles et nos points de vue. Si la réciprocité de l’échange s’affaiblit, le dialogue s’appauvrit en intérêt et en contenu. 

On y fait notamment l’expérience que la vérité ne s’oppose pas nécessairement à l’erreur mais qu’une vérité peut s’opposer à une autre vérité aussi haute. Un tel échange établit dans une communauté, car dans le dialogue ce qui est dit par l’un devient une chose partagée par les autres et devient donc commune. Dans un dialogue il n’y a donc pas seulement deux interlocuteurs (je-tu) mais un “nous”. Le dialogue permet d’étendre le champ des convictions partagées. Il fait envisager un monde où les savoirs communiquent entre eux pour enrichir la communauté. On peut ainsi comprendre que le dialogue tisse du  lien social. Il y a là une conception d’une société : une société se construit dans des échanges mutuels de reconnaissance.

Cela ouvre deux perspectives quant à la conception de l’homme en société : il est tourné « vers » les autres, et il est aussi « pour » les autres. Il est capable de reconnaître la valeur des autres et s’en rendre solidaire. Il en résulte une conception du fondement du lien social : s’il y a de la lutte entre nous, il y a aussi une recherche de fraternité. Le dialogue permet de surmonter la lutte seule. On s’y connaît comme nous reconnaissant réciproquement et comme pouvant compter les uns sur les autres. Par là, le dialogue est porteur d’une espérance sociale : la réalisation de la communauté rare, la communauté de respect où l’on se parle dans l’estime les uns des autres. 

Dialoguer conduit à reconnaître les autres comme des égaux, c’est-à-dire  comme ayant une singularité aussi respectable que la sienne.

Il n’y a de dialogue possible qu’à la condition de considérer l’autre comme autant capable que soi de liberté et de vérité. Un art de décider ensemble est ici indiqué : prendre le temps de confronter actions, intérêts, convictions ultimes dans une parole argumentée et dans la confiance. Le dialogue demeure ainsi un chemin privilégié pour la paix sur terre.

Il existe une forme politique à hauteur de cela : la démocratie. Dès son invention dans l’Antiquité à Athènes, le pouvoir s’exerce en assemblée, donc dans la délibération : c’est la parole échangée, le débat, qui est le moyen de parvenir à une décision. Les citoyens dialoguent entre eux : ce n’est plus dans la domination d’une famille, d’une caste ou d’un prince tout-puissant que la Cité trouve sa cohésion. Aujourd’hui comme hier, une démocratie est une société communicationnelle : elle suppose et crée un espace public d’échanges qui permet la confrontation des différentes conceptions de l’orientation de la société. Cet espace d’échanges ne cesse de s’élargir, par exemple avec les réseaux sociaux : la discussion est de plus en plus généralisée. Et elle concerne de plus en plus de domaines. L’institution et l’orientation de la société sont l’œuvre d’une pluralité de lieux, de groupes, d’individus. Le débat est sans fin.

Le paradoxe d’une démocratie est de parvenir à la construction du Commun par l’explicitation des désaccords. Le désaccord explicité et expliqué est un moment de la construction du Commun. Mais cela ne peut se faire que parce que le débat est institutionnalisé : il ne va pas sans règles, il est organisé par le droit. Le conflit n’est pas seulement de fait mais aussi de droit : l’opposition est légitime et a des garanties protégées par la loi. En démocratie les adversaires sont des associés rivaux, ou des rivaux associés.

Pour que l’échange soit viable et constructif, il doit avoir une forme : la rationalité communicationnelle. Il s’agit de faire œuvre de deux choses : faire œuvre de raison, c’est-à-dire présenter son opinion, ses valeurs, ses intérêts de façon argumentée, intelligible, afin d’être compris du plus grand nombre. Et faire œuvre de communication : aucune raison ne se présente comme étant a priori la seule vraie, mais elle se livre à une discussion qui fera apparaître ou non sa valeur, sa validité, sa vérité pour tous… Dans une démocratie la vérité est pluri-forme : elle vient au jour dans l’entretien. 

Ceux qui refusent cela ce sont les fanatiques : ils refusent d’entrer en table ronde avec les autres. Ils veulent ramener l’espace public à leurs idées qu’ils considèrent comme étant la seule autorité d’où dériverait le droit, le sens ou encore la vérité.

Or une société démocratique n’est jamais une communauté unifiée : elle s’institue dans le débat, donc dans une conflictualité assumée. Elle s’organise selon une pluralité de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Et on accepte d’y vivre ensemble malgré et avec nos désaccords. C’est donc une société indéterminée, agnostique, car il n’y a pas de dernier mot.  Il revient aux autorités politiques  de garantir que l’espace public demeure pluraliste et ouvert tant à la critique argumentée qu’à l’expression des convictions singulières. Parmi les nouveaux problèmes posés, il y a l’association de sociétés démocratiques, par exemple dans le cadre de la construction européenne. Cette construction exige l’articulation de la citoyenneté nationale et de la citoyenneté européenne, ce qui entraîne une complexification  du droit. Plus largement encore, des citoyens de différents pays peuvent s’associer par dessus les espaces nationaux et confédéraux, par exemple pour la défense de l’environnement ou en matière de prévention climatique. 


1. Baziou Jean-Yves, Au coeur de l’évènement, quelles paroles chrétiennes ?, Editions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2010.

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