Sait-on encore débattre aujourd’hui ? | Partie 1/3

Sait-on encore débattre aujourd’hui ? C’est la question que se sont posée les mouvements d’Action catholique réunis à Paris pour une journée de formation nationale. En trois étapes progressives, les participants ont pu, soutenus par les apports particulièrement stimulants du théologien Jean-Yves Baziou, changer de regard sur les conditions mais aussi les tenants et aboutissants du dialogue au sein de leurs mouvements, de l’Église et de la société.
Aujourd’hui, Jean-Yves Baziou nous rappelle notre identité dialogale…

Pour Jean-Yves Baziou, la relation est notre demeure

Identité ? Il y a souvent un malentendu, voire une méprise concernant le mot « identité ». On l’entend parfois comme quelque chose de figé : il renvoie à « l’identique », au même, à ce qui ne change pas ou plus. On parle encore de « repli identitaire » pour désigner une telle identité fermée. Sur nos cartes d’identité figurent de fait une date et un lieu de naissance, un nom et des prénoms : cela est certes donné à tout jamais. Mais pour le reste ? Il faut sans cesse préciser le domicile, renouveler la photo. En fait nous ne cessons de changer.

Et puis nous ne sommes pas repliés sur nous-mêmes. Nous sommes des êtres de langage. Nous nous tenons en dialogue, en conversation les uns avec les autres. Le dialogue est la marque d’un essentiel humain : l’ouverture à l’autre, aux autres. Notre identité est d’être en relation et nous nous construisons dans et à travers l’échange. Le dialogue suppose l’acte de parler. Parler, c’est s’exprimer, s’exposer, venir vers l’autre. C’est une communication de soi : la parole met donc dans un monde commun. La relation est notre demeure d’humains.

On ne peut pas se définir par soi-même, ni en soi-même. D’ailleurs, la naissance est l’entrée dans un groupe qui communique : une existence est toujours déjà prise dans le lien humain. Et pour pouvoir dire « je », donc pour exprimer une identité distincte, il faut apprendre à parler la langue commune. Nous advenons à nous-mêmes dans le langage, dans la conversation.
Il y a une illusion courante : c’est celle qui affirme que l’on se construit par soi-même. Rien n’est plus faux. Nous sommes pris dans une société, nous héritons d’une histoire, nous vivons en agissant dans cette société et cette histoire. Nous en sommes des acteurs avec les autres. Notre identité s’enchevêtre donc dans celle des autres.
Et cela vaut même pour des solitaires. Ainsi l’artiste ne chemine jamais seul sur le chemin de la création : il crée à partir d’autres œuvres et pour un public futur. Un lecteur d’ouvrage ne se retire pas non plus du dialogue : le livre est une « parole imprimée » et lire c’est entrer en conversation avec cette parole pour s’en enrichir. Un ermite ne se retire que pour mieux entrer en relation avec un Dieu, une hauteur qu’il cherche. Et dans cet acte de se « retirer du monde » il peut même acquérir une plus grande disponibilité aux autres humains.

Quelle est alors l‘expérience la plus forte de soi ? N’est-ce pas la rencontre de l’autre ?

On n’est rien si l’on n’est pas rencontré. On n’est rien si l’on ne rencontre personne. Pour pouvoir me saisir comme quelqu’un d’unique, il faut que quelqu’un d’autre me reconnaisse comme tel. On ne devient vraiment humain que si l’on est remarqué, dévisagé et envisagé, nommé par quelqu’un d’autre. Il faut être salué, reconnu. Personne ne peut vivre sans considération ni estime. Voilà pourquoi nous cherchons sans cesse de la reconnaissance. Une des grandes souffrances humaines est l’expérience et même le sentiment de ne compter pour personne. Cela peut être vécu comme une mort sociale. D’ailleurs, mourir c’est ne plus pouvoir communiquer. Voilà pourquoi, pour de nombreuses traditions spirituelles, l’autre est à rencontrer non comme une menace mais comme une grâce, comme une chance : car on grandit grâce aux autres. On pourrait dire : moins on rencontre, moins on converse, plus on s’appauvrit, plus on se rapetisse. C’est le danger des groupes sectaires ou repliés sur eux-mêmes : leur esprit devient petit. Au contraire quand on entre en dialogue, l’esprit se dilate.

Il faudrait travailler ici sur ce qui se passe dans l’acte d’échanger la parole. Car parler et écouter c’est une épreuve dans la mesure où nul n’en sort indemne : l’entrée dans un dialogue vrai nous modifie, nous transforme, nous déplace. On en sort entamé. De plus, un dialogue a souvent quelque chose d’une lutte avec une autre parole. Dans cette lutte on apprend à mieux connaître l’autre et soi-même. Mais rares sont les dialogues vrais : ils supposent en effet d’accepter sa vulnérabilité, sa fragilité, ses limites. C’est pourquoi, parler avec l’autre peut provoquer des réactions de défense : étiqueter l’autre, se durcir, donc ne pas écouter, etc… Car la parole d’un-e autre touche au plus profond de soi, inquiète parfois et peut venir miner ou ébranler des certitudes et des convictions.

Une personne se « fait » dans l’activité dialogale. Une identité est un devenir incessant : c’est un processus. Tout être humain est de nature dynamique : son identité n’est jamais arrêtée, mais toujours évolutive, car se construisant à mesure des rencontres. Vivre c’est s’ouvrir, c’est aller « vers » l’autre pour en recevoir un plus, un surcroît d’être. Tel est le paradoxe humain : pour être soi, il faut sortir de soi-même. Au fond c’est dans la rencontre, dans le dialogue, que l’on fait l’expérience la plus forte de soi. Plus je vais vers l’autre, plus je me connais ! Car l’autre rencontré me renvoie une image de moi-même et m’oblige à réfléchir sur moi-même…

Si cela est juste, vivre, exister, c’est un événement de chaque instant. Être, c’est un surgissement. Nous sommes toujours de passage et en passion. Bien des religions, bien des sagesses ou des humanismes ont dit cet essentiel déjà évoqué : nul ne peut se trouver en demeurant en lui-même ; il faut mourir à ce que l’on est présentement pour se trouver. Ainsi dans l’évangile : qui veut garder sa vie la perd… L’identité est un travail permanent de modification de soi dans la rencontre. Pour être humain, il faut accepter la mise en jeu de soi. Mais c’est justement votre expérience de l’engagement !

Les commentaires sont clos.


  • Les partenaires de l'ACE