Alain Bouregba
Psychologue, psychanalyste, directeur de la Fédération des relais enfants-parents à Montrouge est également conseiller technique auprès des services de la protection de l’enfance du conseil général des Hauts-de-Seine. Il est notamment l’auteur de L’enfant et son parent : l’histoire d’une empreinte (2011), Les troubles de la parentalité (2004).
Le jeu, en favorisant la construction de l’imaginaire, permet à l’enfant de nourrir son espace intérieur. C’est en s’appuyant sur cette richesse que procure la créativité, que l’enfant, puis l’adulte, passera les moments difficiles de sa vie.
— Entretien avec Alain Bouregba, psychologue et psychanalyste.
Est-ce important pour un enfant de s’ennuyer ?
Ce n’est pas s’ennuyer qui est important, c’est savoir être seul sans s’ennuyer. L’ennui est une difficulté de contact à soi. Les gens, adulte ou enfant, qui se précipitent dans l’action, dans l’agir ont des difficultés d’être en contact avec eux-mêmes. Dans Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur, l’ennui fige Sophie dans l’action immédiate. Toujours active, elle craint de s’ennuyer parce qu’elle craint le contact à elle-même. Ce qui est important c’est de dépasser l’ennui et on ne le dépasse qu’en s’ouvrant à soi, par sa créativité, par son imaginaire, par sa capacité spéculative, par ses rêveries. Et celui qui est à l’aise avec lui-même ne s’ennuie pas. Ce qui est important c’est d’amener l’enfant à supporter la solitude, l’aider à la rêverie pour le protéger de l’ennui. Dans le jeu, il est question de ce lien entre imaginaire et capacité à être avec soi. A occuper toujours l’esprit de l’enfant on le déshabitue à s’occuper de lui-même. On ne peut pas substituer le « faire » à l’ « être ». Nous ne sommes pas, pour reprendre l’expression du philosophe Emmanuel Mounier, des « hommes-machines », nous sommes des animaux spirituels.
Que permet l’imaginaire ?
D’abord cela va lui permettre de commuer l’angoisse en représentation. Ce qui rend l’angoisse douloureuse c’est qu’elle est ineffable. Dès lors que l’on se la représente, elle se commue en peur et elle se dissout. Donc être à l’aise avec soi c’est s’éviter l’angoisse, les bouffées d’angoisse. Savoir être en contact avec soi c’est s’éviter l’ennui. Savoir être en contact avec soi c’est s’ouvrir sur les autres surtout. Parce qu’il n’y a pas d’altérité s’il n’y a pas de contact à soi. C’est un peu comme la prière qui n’est repli sur soi si ce n’est pour s’ouvrir sur autrui. Quelles que soient les croyances, universellement, elle est conçue de cette manière là. On l’appelle prière ou méditation, peu importe le nom qu’on lui donne, mais ce retour à soi est nécessaire pour rencontrer autrui et être présent au monde, c’est du même ordre. Et puis, l’imaginaire ouvre à l’enfant la capacité de se confronter à l’adversité. La vie est faite de temps heureux et de temps qui ne le sont pas. Dans le cas de confrontation à des heures mauvaises il faut avoir une assurance intérieure pour les surmonter. Je le vois pour animer dans un autre champ des groupes de paroles avec des personnes qui sont atteintes du cancer, en oncologie. Les personnes qui réagissent le mieux, qui sont le moins malades psychiquement de leur mal physique, sont les personnes qui ont une forte créativité. Qui vont pouvoir mettre en mots, mettre en images, mettre en couleurs, quel que soit leur art, mettre en teintes musicales quand il s’agit de musique, mais savoir transposer ce qui les émiette dans une expression qui les recompose. Cette sécurité intérieure qu’on donne aux enfants quand on leur permet le jeu sera également très utile lors de l’épreuve identitaire, naturelle, que constitue l’adolescence.
Les jouets peuvent-ils nourrir le jeu ?
Les jouets peuvent aider mais dès lors où ils sont détournés, pas lorsqu’ils représentent le monde des adultes en miniature. Il est préférable d’utiliser le moins de support possible pour que l’enfant ait le goût de détourner au maximum ce à quoi le jeu est sensé être utile. On s’amuse davantage aux voitures avec des boîtes d’allumettes qu’avec des voitures effectives miniatures. Dans un cas on discipline l’imaginaire, dans l’autre on l’éveille. On fait souvent une confusion entre jeu et jouet. La perfection du jouet tue le jeu. Jouer c’est meubler un objet quelconque de son imaginaire, faire d’une chaise un sous-marin, d’une noix de coco un navire fabuleux, d’une bassine un océan… Si on donne un navire en miniature, on ne permet pas à l’enfant de transposer, or, l’imaginaire c’est la transposition. Le jouet tue le jeu. D’ailleurs les enfants, à qui on donne des jouets parfaits qui plaisent aux adultes, jouent essentiellement avec les emballages. On alimente trop l’imaginaire pour l’aider et on l’étouffe, c’est un paradoxe. On nourrit bien davantage l’imaginaire d’un enfant en lui racontant une histoire qu’en lui projetant un film. C’est du même ordre. Quand on canalise, quand on discipline, quand on ordonne, quand on met en œuvre l’essentiel du travail de transposition, l’enfant n’a plus rien à faire. Et plutôt que d’avoir favoriser son imaginaire on le tarit.
On favorise de plus en plus les jeux coopératifs, où l’on gagne ensemble et où l’on lutte ensemble contre un « ennemi » au service d’un projet commun. N’y a t-il pas pourtant une part nécessaire de compétition dans le jeu ?
Je pense très sincèrement qu’il faut éviter le compétitif, toujours. L’enfant est continuellement, dans notre culture, imbibé d’un esprit de compétition qui est totalement délétère. On fait trop de compétition entre enfants, on en fait très tôt, trop tôt, ce qui nous prive de pouvoir coopérer. Il y a d’ailleurs un paradoxe français, nous sommes le pays qui socialisons le plus tôt les enfants puisque 45 % des enfants de deux ans et demi sont scolarisés en maternelle et 99 % des enfants de trois ans. Nous les mettons trop vite dans une ambiance de compétiteurs et cela crée un peuple assez rebelle à la communauté. Donc tout ce qui va favoriser la communauté et l’esprit communautaire, non pas l’esprit communautaire dans le sens de l’enfermement dans une identité mais dans le sens d’un rapprochement pour la réalisation d’un but commun, tout ce qui favorise le travail en commun, communautaire au sens positif du terme, nettoie l’enfant d’être souvent plongé dans un rapport de compétiteur. Et puis, le jeu avec l’autre est une chose importante, mais il ne faut pas négliger le jeu solitaire. Le jeu solitaire, c’est l’apprentissage du rapport à soi apaisé, et sans ce rapport à soi apaisé il n’y a pas de confrontation à l’autre qui le soit. Ce sont deux éléments complémentaires mais essentiels l’un et l’autre. Par contre, je pense que, quand on le peut, il faudra éviter des jeux de compétition. Non pas qu’ils soient en soi mauvais, mais l’enfant y est trop soumis. La compétition, on en fait trop dans ce versant-là. La compétition c’est aussi des jeux à risque, risque de tricherie, de manipulation, de détournement, cela apprend de belles choses mais cela en apprend aussi de mauvaises.
Le jeu comprend un début et une fin, qui extrait du réel. Ce n’est pas le cas du jeu dangereux …
Pour jouer il faut avoir cette capacité, qui est limitée dans le temps et dans le lieu, de transposer son imaginaire pour revenir ensuite à un état de confrontation ordinaire au réel. Dans les « jeux dangereux », les enfants vont assimiler l’imaginaire et le réel. Et c’est un mal moderne parce qu’on est dans une perversion de l’imaginaire, c’est-à-dire qu’on n’utilise pas l’imaginaire pour transposer les conditions du réel, on utilise l’imaginaire pour se soulager des conditions du réel, pour se substituer à lui. Aujourd’hui, on donne trop d’imaginaire pour qu’en fait l’enfant puisse en créer, c’est le jouet ou les films qui se substituent aux histoires qu’on raconte, cela ne permet pas à l’imaginaire de l’enfant de fonctionner. On le nourrit simplement et il devient obèse. Il ne sait plus se mouvoir. Et il ne connaît plus les limites entre le réel et l’imaginaire justement. L’imaginaire n’est pas là pour occuper l’enfant mais pour faire que l’enfant puisse s’occuper lui-même.
Quel est le rôle des parents dans le jeu de l’enfant ?
C’est essentiel que l’enfant se sente encouragé dans le jeu par son parent qui est la base de sécurité importante. Il se fait confiance dans ce voyage intérieur, il ne le craint pas. Si le parent inhibe, néglige, ne privilégie pas ces instants de retour à soi, l’enfant en est d’autant plus effrayé. Il a besoin dans cette aventure intérieure d’être assuré d’une sécurité. C’est comme tout cheminement l’enfant de deux ans qui marche ou qui fait du vélo à quatre roues pour la première fois a besoin de se retourner pour savoir si son parent est là. Dans l’aventure du jeu et dans l’aventure de l’imaginaire, l’enfant a besoin de s’assurer que son parent est là. Il ne s’agit pas de faire à la place de l’enfant, il ne s’agit pas de proposer des choses à l’enfant, il s’agit d’être présent et de l’encourager quand naturellement il cherche à transposer, à imaginer, à raconter. Il est important de raconter des histoires aux enfants non pas pour leur en raconter mais pour qu’ils s’autorisent à nous en raconter. Ce sont les histoires que les enfants nous racontent qui sont importantes, pas tant les histoires qu’on leur raconte. Il faut leur en raconter pour qu’ils aient le goût de nous en raconter à leur tour. Ce qui est important c’est d’inviter l’enfant à nous raconter des histoires. A nous les raconter, à les peindre, à les dessiner, à les façonner avec de la terre, peu importe, mais il faut qu’il exprime quelque chose. L’enfant qui sent déjà ses parents à l’aise dans l’expression d’eux-mêmes aura plus de facilités à l’être de lui-même.
Le jeu comme thérapie
C’est en observant l’enfant en train de jouer, en écoutant et en participant elle-même parfois au jeu, que Mélanie Klein a initié une nouvelle forme de thérapie avec les plus jeunes. Selon la psychanalyste, le jeu permettant des associations libres (comme dans la cure envisagée par Freud pour les adultes) est un moyen d’accès aux représentations internes de l’enfant.
Le psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott s’inscrit dans le courant de pensée de M. Klein mais il va plus loin, estimant que le jeu n’est pas seulement un moyen thérapeutique mais qu’il peut être la thérapie en soi. Ainsi, jouer est un « phénomène transitionnel » dans lequel l’enfant trouve la possibilité d’être totalement lui-même, non pas soumis aux contraintes de la réalité mais véritablement créateur.