Vous avez dit fragile ?

La situation de confinement que nous vivons aujourd’hui accentue considérablement notre sentiment de fragilité.
Aussi, dans ce combat que nous menons contre ce terrible virus, peut-être apprendrons-nous à inventer d’autres manières de nous rencontrer, de faire corps, de nous rendre solidaires ?


Chacun le constate, depuis de nombreuses années, l’obsession de la performance véhiculée par les logiques néolibérales transforme les individus en rivaux. La compétition généralisée et l’injonction à l’excellence, irriguées par les logiques financières, tendent à détruire les liens. Beaucoup de nos contemporains se retrouvent alors démunis, sans point d’appui pour se tenir dans l’existence et donc beaucoup plus vulnérables ; d’où le nombre important de consultations médicales liées au stress ou à des situations de harcèlement. Ces réalités professionnelles, au demeurant, se vivent moins comme une dimension sociale partagée que comme un sentiment d’échec personnel. L’isolement mutile les capacités de la personne en la privant de la possibilité d’être coproductrice d’un monde où chacun aurait sa place.

Depuis plusieurs années, de nombreux spécialistes soulignent un développement important de la dépression comme maladie symptomatique de notre époque ; d’aucuns parlent même d’une « société du malaise » (A. Ehrenberg). Une telle situation désigne un état de souffrance à la fois psychique, physique et moral qui atteint de plus en plus durement le corps social autant que les individus. Le lien entre l’augmentation des situations d’extrême fragilité et les problèmes socio-économiques relève d’une certaine évidence. Toutefois, l’hyper-vulnérabilité se déploie aussi en corrélation avec une myriade de facteurs : brouillage des repères, extension du domaine du numérique, crise des identités, extrême précarisation des situations humaines, expérience de solitude, « malnutrition spirituelle » (C. West) etc. Nous vivons dans un contexte de sollicitations incessantes, dans des bouleversements permanents de calendriers. Nous subissons une pression généralisée qui nous conduit à un sentiment global de perte de contrôle ; en l’occurrence, celui du temps qui, s’accélérant, nous échappe de toute part.  

Au cœur des années 1980, certains observateurs de l’individualisme parlaient de l’ère du vide (Lipovetsky)  pour qualifier notre époque. Cette expression évoquait le sentiment de vacuité intérieure vécue par les citoyens et l’incapacité à sentir les choses et les êtres. Or, plusieurs décennies après, nous vivons plutôt à l’ère du « trop-plein » : informations, repères multiples et contradictoires, objets à consommer et sollicitations multiples… Dans un tel contexte, marqué par une crise écologique sans précédent, la recherche d’une vie qui retrouve une réelle saveur commence sans doute par apprendre à dépasser les logiques de passivité susceptibles de nous enfermer dans la sidération.

En effet, lorsque nous expérimentons une certaine capacité à avoir prise sur notre existence, à exercer notre liberté et à rompre avec la fatalité, nous éprouvons une certaine joie et une puissance d’être. Cette dynamique, toujours à réactiver, s’articule avec trois dimensions fondamentales : le sens, le désir et la communication. Se poser avec force et enthousiasme dans l’existence nécessite de s’interroger sur le sens de notre vie – « qu’est-ce qui compte vraiment pour moi, ceux qui m’entourent ? », « qu’est-ce qui m’aide à mobiliser mon énergie ? » – mais aussi, profondément, « qu’est-ce que je désire ? », « qu’est-ce qui réactive mon envie d’entreprendre quelque chose ? ». Enfin, si toute vie humaine appelle le dialogue, le partage avec autrui se révèle tout simplement vital : « qu’en est-il de ma relation aux autres ? », « quel sens, quelles valeurs est-ce que je m’efforce de mettre en commun avec ceux que je rencontre ? ». Toutes ces questions s’inscrivent dans une éthique du souci de soi, autrement dit, une quête de vie authentique rattachée au désir de solidarité. En cette période où nous vivons un événement inouï, à dimension internationale, peut-être allons-nous apprendre, par delà cette épreuve, à entrer davantage en résonance avec nous-même, les autres et le monde.

Fred Poché.

Fred Poché est philosophe, il enseigne à l’Université catholique de l’Ouest. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, et notamment A-t-on encore le droit d’être fragile ? Entretiens avec Francesca Piolot (Chronique sociale, 2014) et L’échec traversé (avec Véronique Margron, Albin Michel, 2020).
Il est proche et soutient de longue date les mouvements d’Action catholique spécialisée.

Les commentaires sont clos.


  • Les partenaires de l'ACE